
LA VIE FABULEUSE DE CE PIONNIER Qu'est El Haj Mohammed ABID
ans une famille de Safi, le 25 Mai 1891 a vu avec envie la naissance d'un enfant dont les parents, dépossédés dans des conditions qu' il convient de taire, avaient probablement dû accueillir avec une joie mélée d'appréhension et de tristesse. En effet, les " heureux " élus du destin, jadis couple prospère et insouciant, vivaient dans le dénuement le plus complet et la naissance d'un enfant, au lieu de constituer un bonheur sans mélange, ne pouvait dans la situation présente, que raviver les ressentiments étouffés et rendre les privations endurées encore plus insupportables.
Dans ce milieu, où l'enfant était privé du " minimum vital " mais gavé de tendresse et d'attentions extrèmes. Le destin dont l'apparente cruauté n'est réservée qu'aux hommes promis aux plus brillantes carrières allait frapper de nouveau en emportant à un court intervalle le père et la mère. Laissé à la garde d'une vieille grand-mère, Mohammed ABID, dans ce nouveau creuset allait interminablement fondre sous l'action d'une souffrance quotidiennement attisée par le tiraillement de la faim, la vigueur de sentiments fortifiés par un généreux allaitement de tendresse et le spectacle de cette vieille grand-mère dont la faiblesse lui rappelle la sienne propre.
Précocement mûri par tant de privations et de souffrances, aguerri par l'hostilité du sort et armé d'une volonté généreusement servie par une intelligence au-dessus de la moyenne, notre garçon, à l'âge de 13ans, quitte la classe coranique et d'un pas décidé va à la conquête de la fortune. Tel un jeune animal abandonné par ses parents pour être parvenu trouve son chemin sur la trace de ses ancètres et opte pour le métier de "Rais" pêcheur, activité exercée dans la famille de père en fils depuis des générations.
D'abord pêcheur à la ligne, il s'arrange en vue de satisfaire une ambition aiguisée par une enfance misérable, pour réaliser des économies sur des revenus irréguliers et péniblement gagnés. Une fois en possession d'une somme assez importante pour lui permettre d'envisager une activité plus rémunératrice, notre jeune héros, avec un esprit digne des plus célèbres matadors de la fortune, investit son pécule dans la confection d'un filet de pêche de ses propres mains et se met à pecher de 5 à 10 tonnes de sardine par jour dont une partie est distribuée gratuitement aux familles nécessiteuses de la ville.
Mais, décidé à se venger du passé avec la même brutalité des coups reçus, le prospère pêcheur ne se contente pas du résultat obtenu et veut encore perfectionner sa méthode de pêche. Dans ce but, il se met à questionner les marins de bateaux en transit à SAFI et apprend ainsi qu'un filet approprié à la pêche de la sardine était utilisé aux Etats-Unis. Sans perdre de temps, il commande le filet indiqué et se met longtemps à l'essayer pour en déterminer l'utilisation la plus judicieuse. Après des tatonnements entrecoupés d'espoir et de pessimisme et des voyages d'études en France, en Espagne et au Portugal, il l'adapte, sur une barque à huit rames nouvellement acquise, à la pêche d'été et réserve celui de sa fabrication aux autres périodes de l'année.
A quelque-temps de là, et après avoir acquis la parfaite maîtrise du nouveau filet, le "Rais" qui vend la sardine de 3 à 5 sous le seau et se trouve chaque jour avec un excédent de pêche à écouler, commence à penser sérieusement à la " conquête " de nouveaux débouchés. C'est sur Marrakech, ville populeuse et seulement distante de 150 kms, qu'il jette son dévolu. Puis, c'est 1'époque héroique des camions à bandages et la construction de la route Mohammédia-SAFI qui servent ses desseins et lui permettent de conquérir à leur tour Casablanca et Mohammédia où la sardine est vendue à 100 francs les 10 tonnes.
L'année 1918 voit l'installation à Mohammédia, sous le nom de Vergara, du premier embryon de ce qui va devenir par la suite la florissante industrielle de la conserve de sardine, ressource génératrice de travail et de devises.
Après la première Guerre Mondiale et avec la construction de nouvelles usines à Casablanca et Mohammédia la tonne de sardine atteint 50 francs à Safi, prix qui sera maintenu longtemps pour les conserveries sur place mais passera, dès 1923, à 80 francs pour les acheteurs des deux autres villes.
A son tour, SAFI est choisi en 1923 pour abriter les usines des Portugais Caskeron et Maya, établissements qui seront achetés par les Conserveries de Bordeaux.
En 1931, Mohammed ABID qui a gagné la première manche de la ba-taille et dont l'esprit d'entreprise reste insatiable malgré l'aisance assurée, construit Sa première usine en co-propriété avec Escadafal. Cette association, à laquelle il n'a pas été écrit de durer, est remp1acée en 1933 par celle de ABID-Commandant Gaign.
Mais l'inlassable explorateur des terres vierges, loin d'être satisfait par une réussite aussi spectaculaire soit-elle, enfourche à nouveau son cheval de bataille et va planter sa bannière à Agadir où en l937, il intrèduit, par l'installation de Dar Essoultane , l'industrie de la conserve de sardine. En six mois de travail, cette opération lui permet de réaliser, comme bénéfice net, la coquette somme de 600.000 francs à une époque où la tonne de sardine, devenue très chère, est vendue à 150 francs.
Mohammed ABID, dont le sens de l'observation a été très développé par une méditation apprise de bonne heure, a été frappé par la corruptibilité du filet de coton au contact de l'eau de mer. Cet inconvénient, qui occasionnait des pertes d'argent estimées ces dernières années à prés d'un million de francs par filet et par an devait à tout prix être vaincu. Après bien des réflexions et des recherches, le Ford de la sardine arrête son choix sur le nylon et passe commande en France d'un filet qui lui coûte 8 millions de francs en1953 mais qui permet des économies d'entretien et d'utilisation très appréciables.
La vie de notre hote ne se limite pas à ce qui précède Car avec le flair de l'homme d'affaires avisé et l'intelligence de ceux qui ont longtemps dégusté l'amère saveur de la misère, El Haj Mohammed ABID, de très bonne heure a prospecté le marché de la langouste en tant que ressôurce susceptible d'être exploitée sur une grande echelle. Mais cette pêche, malgré des prises quotidiennes de 400 à 500 pièces et une vente à 2 francs en 1922 et à 10 francs le kilo en 1926, a été abandonnée parce que moins riche que la sardine en possibilités.
Tout récemment encore et alors que la question des chalutiers était à l'ordre du jour sur la scène nationale, " Ville de SAFI', avec une jauge de 250 Tonneaux et une puissance de 500 C.V., portait haut grâce à Mohammed ABID, les couleurs marocaines jusqu'aux côtes spoliées de la Mauritanie. Mais ce bâtiment de pêche, pour des raisons douloureuses, a été livré à la ferraille au détriment de l'économie du pays.
Mais la plus grande bataille dont cet ancien orphelin doit s'énorgueillir le plus, reste sans conteste celle qu'il a gagnée sur lui-même. Délaissant l'école très-tôt, l'intrépide chasseur de la fortune n'a pas négligé sa culture au profit exclusif de son travail. C'est ainsi que Mohammed ABID parle couramment le français, l'espagnol et le portugais et lit Sa correspondance dans ces langages, sans parler de l'arabe où il s'est beaucoup perfectionné.
Maintenant, l'homme le plus riche de Safi, du haut de son éminence dorée, considère le sillon (écumeux) laissé derrière lui avec la fierté d'un général victorieux sur le champs de bataille. Cela ne veut pas dire que El Haj Mohammed ABID soit hautain ou cassant, au contraire, mais qu'il se comporte en soldat qui, engagé comme homme de troupe, a gagné son baton de maréchal, fermeté dans le regard et le langage, ton catégorique, décisions sans appel, habitudes toutes héritées d'un combat plus que semi-séculaire.
Avec ses amis et dans les entretiens de courtoisie, le vieux lion fait mine de l'homme encore ulcéré par les coups reçus dans l'enfance mais qui dispose de grande affection prête à se déclencher au moindre signe de sincère amitié.
Tel est El Haj Mohammed ABID, ce grand pionnier qui mérite d'être connu du public marocain auquel il a fait don à son insu peut-être, d'une des plus grandes industries du pays.
Cette présentation de l'homme et de sa fabuleuse carrière, modeste contribution qui est loin de récompenser le père de la sardine, est faite pour sortir de l'oubli un citoyen digne des plus grands honneurs. Si le Maroc Ancien, pour immortaliser les plus illustres d'entre ses fils, élevait des Koubbas à la mémoire des saints et des moujahidines.
le Maroc du XXème siècle, à l'instar des pays modernes, se doit, pour stimuler les initiatives et rendre justice à ceux qui le servent, de glorifier le nom de El Haj Mohammed ABID.
Écrit par LAGHZAOUI Ahmed en 1979.
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